Chapitre 19
Quand Richard se réveilla, le soleil pointait à peine à l’horizon. Dès qu’il s’assit, la douleur de la brûlure lui coupa le souffle. Une main sur sa chemise, au niveau du pansement, il attendit que les élancements s’apaisent un peu. À cause de l’Agiel, tout son corps lui faisait mal, comme si on l’avait tabassé avec une matraque. À l’époque où Denna le dressait, c’était toujours comme ça. Des matins atroces préludant à de nouvelles séances de torture…
Assise en tailleur sur sa couverture, sœur Verna le regardait en mâchouillant quelque chose. Emmitouflée dans son manteau, elle avait baissé sa capuche, et ses cheveux bruns bouclés semblaient peignés de frais.
Elle avait soigneusement plié la couverture de Richard, la posant près de l’endroit où il avait dormi. Quand il se leva pour s’étirer, les jambes mal assurées, elle ne dit pas un mot et ne le salua pas, même de la tête.
Le ciel était d’un bleu métallique et l’herbe gorgée de rosée embaumait l’air. Un nuage de vapeur se formait devant la bouche du Sourcier chaque fois qu’il expirait.
— Je vais aller seller nos chevaux pour qu’on puisse partir….
— Tu ne veux rien manger ? demanda Verna.
— Non, je n’ai pas faim…
— Qu’est-il arrivé à ton bras ?
Richard baissa les yeux sur les traînées de sang séché.
— Un accident en polissant mon épée. Ce n’est rien….
— Je vois… (Elle le regarda gratter sa barbe de trois jours.) J’espère que tu es plus prudent quand tu te rases…
Sur une impulsion, Richard décida qu’il laisserait pousser sa barbe jusqu’à ce qu’on le débarrasse du collier. Sa façon de protester contre le sort qu’on lui réservait ! Une manière de signifier qu’il se considérait comme un prisonnier, en dépit de toutes les dénégations mielleuses. Rien ne justifiait qu’on impose un collier à un homme, et il ne ferait jamais l’ombre d’une concession sur ce point.
— Les prisonniers ne se rasent pas, dit-il en se détournant.
— Richard ! (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Assieds- toi. J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit hier. Nous pouvons en effet commencer ta formation…
— Maintenant ? s’écria le jeune homme, surpris.
— Oui. Viens t’asseoir.
Richard n’avait aucune envie de contrôler son don, puisqu’il détestait la magie. La veille, il avait fait cette proposition pour alléger un peu l’atmosphère. Pourtant, il s’assit en face de la sœur.
— Il y a beaucoup à apprendre, dit Verna. D’abord, il faut comprendre la nécessité de l’équilibre – en toute chose, et particulièrement en matière de magie. Tu devras tenir compte de nos avertissements, et nous obéir au doigt et à l’œil. La magie est un art dangereux, mais utiliser l’Épée de Vérité te l’a sans doute déjà appris. (Richard ne broncha pas.) Le don est encore plus délicat à manier. Et les résultats peuvent être désastreux…
— J’y ai déjà recouru par trois fois, selon vous…
— Et tu vois ce qui est arrivé ? Te voilà avec un collier autour du cou !
— Ça n’a aucun rapport… Vous me cherchiez déjà. Même si je n’avais rien fait, le résultat aurait été identique.
Verna secoua lentement la tête.
— Depuis des années, quelque chose nous empêchait de te localiser. Si tu n’avais pas utilisé le don, nous ne t’aurions jamais trouvé, je crois…
Des années. Elles étaient à sa poursuite depuis si longtemps, et il ne s’en était pas aperçu lorsqu’il vivait paisiblement en Terre d’Ouest. Cette idée le fit frissonner. Il les avait attirées en recourant à la magie – la chose qu’il détestait le plus au monde !
— Je pense que le Rada’Han est un désastre pour moi… Mais vous ? Pourquoi présenter les choses comme ça ? C’est ce que vous vouliez faire depuis le début…
— Ce que nous devions faire ! Mais tu as juré de me tuer, et d’abattre tous ceux qui t’ont imposé le port de ce collier. En clair, tu risques d’exterminer les Sœurs de la Lumière. Sache que je ne prends jamais à la légère les menaces des sorciers, même quand ils ne sont pas formés. Tu as recouru au don et cela risque d’être une catastrophe pour nous tous.
Richard n’éprouva aucune satisfaction en découvrant que ses menaces n’étaient pas tombées dans l’oreille d’une sourde. Il se sentait totalement vide…
— Pourquoi m’imposez-vous le Rada’Han ? gémit-il.
— Pour t’aider. Sinon, tu mourras.
— Je vais beaucoup mieux. Les migraines me fichent la paix. C’en déjà formidable. Ne pouvez-vous pas me laisser partir ?
— Si on te retire le collier trop tôt, le mal reviendra et tu succomberas.
— Alors, formez-moi vite !
— On ne peut pas accélérer les choses… Ces études exigent une grande patience. Nous en savons plus long que toi sur la magie, et nous ne voulons pas que ton ignorance te vaille des désagréments. Ce n’est pas un problème urgent, cela dit, car il faudra du temps pour que tu saches utiliser le don, t’exposant ainsi à ces risques. La patience figure parmi tes qualités, n’est-ce pas ?
— Je n’ai aucune envie de devenir un sorcier. Du coup, je ne risque pas de ruer dans les brancards…
— C’est un bon début… Alors, commençons. (Verna se tortilla un peu pour s’asseoir plus confortablement.) Il y a en chacun de nous une force qui est en fait celle de la vie. Nous l’appelons « Han ». (Richard plissa le front.) Lève le bras. (Il obéit.) C’est cela, la force de vie que t’a donnée le Créateur. Elle est tapie en toi. Par ce simple geste, tu viens d’utiliser ton Han. Ceux qui ont le don peuvent extérioriser cette puissance. On appelle cela une Toile. Grâce aux Toiles, tu agiras sur le monde extérieur exactement comme le Han agit dans ton corps.
— Comment est-ce possible ?
Sœur Verna ramassa une petite pierre.
— Mon esprit se sert du Han pour que ma main soulève le caillou… Mes doigts n’ont pas agi de leur propre initiative, mais parce que mon cerveau, par l’intermédiaire du Han, leur a ordonné de réaliser ce qu’il désirait. (Elle reposa le caillou et croisa les mains sur son giron. Soudain, la petite pierre lévita dans les airs…) Je viens de faire la même chose, mais sans passer par ma chair. Mon esprit a directement appliqué le Han au caillou. C’est cela qu’on appelle le don.
— Vous avez les mêmes pouvoirs qu’un sorcier ?
— Non. Une infime partie seulement… C’est pour ça que nous pouvons les former. Les sœurs de la Lumière ont un certain contrôle sur la force de vie – et sur le don – mais rien de comparable avec un sorcier qui sait maîtriser son Han.
— Comment arrivez-vous à projeter cette force hors de votre corps ?
— Impossible de t’expliquer ça avant que tu aies appris à identifier et à toucher le Han…
— Pourquoi ?
— Parce que tous les êtres sont différents et ont un lien spécifique avec le Han. L’amour, par exemple, est un cas où la force de vie se projette vers l’extérieur. Mais c’est une manifestation très mineure, tu dois le savoir. Cela dit, bien que ce sentiment soit universel, chacun l’éprouve et le projette d’une manière spécifique. Certains d’entre nous s’en servent pour éveiller le meilleur du Han chez l’être aimé. D’autres visent à dominer leur partenaire. L’amour, Richard, peut guérir… ou blesser. Quand nous saurons comment le don se manifeste en toi, et de quelle manière tu l’utilises, nous te guiderons à travers une série d’exercices appelés les Constructs. Cette méthode t’aidera à canaliser le flot de Han, qui coulera alors librement en toi. Pour le moment, ce n’est pas pertinent. Avant de projeter la force, il faut savoir la reconnaître ! Quand ce sera fait, nous devrons déterminer ce que tu peux réaliser avec elle. Chaque sorcier a un rapport différent avec le Han. Quelques-uns, comme ceux qui étudient les prophéties, sont limités à un usage intellectuel. Le don leur permet de déchiffrer ces textes, et c’est leur unique pouvoir. D’autres peuvent seulement créer de magnifiques objets. D’autres encore savent fabriquer des artefacts et c’est leur unique façon de recourir au Han. En soulevant ce caillou, je t’ai montré une facette différente du don : influencer le monde extérieur avec son esprit. Il y a bien sûr une infinité de manifestations… Quelques rares sorciers maîtrisent – plus au moins – tous ces pouvoirs…
Verna fronça les sourcils, le regard brillant.
— La vérité est la clé de tout ça, Richard. Tu devras être franc avec nous quand tu sentiras comment le Han se manifeste en toi. Mentir serait désastreux… (Elle se détendit un peu.) Mais avant de savoir quelle sorte de sorcier tu es, nous devons t’apprendre à invoquer le Han.
— Combien de fois devrai-je répéter que je ne veux pas devenir un sorcier ? Mon but, c’est d’échapper aux migraines et de me débarrasser du Rada’Han. Vous avez dit que je ne suis pas obligé d’en faire plus.
— Tu connais la définition d’un sorcier ? Quelqu’un qui contrôle le Han grâce au don ! Pour ne pas mourir, tu dois en devenir un. Mais sorcier n’est jamais qu’un mot, et il n’y a aucune raison d’avoir peur d’un nom. Si tu décides de ne pas recourir au don, ça te regardera, et nous ne ferons rien pour t’y obliger. Mais tu seras quand même un sorcier !
— Enseignez-moi ce que je dois savoir – sans me transformer en sorcier !
— Richard, ça n’a rien de maléfique. Ça consiste simplement à te connaître toi-même et à avoir conscience de ton potentiel.
— D’accord… soupira le jeune homme. Alors, comment dois-je m’y prendre pour contrôler le don, le Han, et je ne sais quoi encore ?
— Il faut procéder lentement… Si nous allons trop vite, ça ne marchera pas. La première étape est de reconnaître le Han, puis de s’unir à lui. Tu dois savoir le faire à volonté. Comprends-tu ce que je dis ?
— En gros, oui… Alors, comment identifier le Han et le… hum… toucher ?
— Quand tu en seras là, tu le sauras… C’est comme voir la Lumière du Créateur. Presque comme s’unir à lui…
Richard dévisagea la sœur, qui semblait illuminée de l’intérieur.
— Que dois-je faire ? Demanda-t-il.
— Il faut chercher le Han en toi-même…
— Comment ?
— En méditant, tout simplement… Chasse de ton esprit toutes les pensées parasites et cherche à atteindre la paix intérieure. Au début, fermer tes yeux, respirer lentement et aspirer au vide absolu peut être utile. Cela aide à se concentrer sur une seule chose.
— Laquelle ?
— Celle que tu veux… C’est un moyen d’atteindre ton but, pas le but lui-même. Chaque sujet est différent. Certains répètent à l’infini un mot qui les aide à se concentrer. D’autres se focalisent sur l’image mentale d’un objet. Plus tard, quand tu sauras reconnaître le Han, le toucher et t’unir à lui, tu n’auras plus besoin de passer par cette phase. Accéder au Han deviendra une seconde nature. Même si ça te paraît difficile à croire, un jour, ce sera aussi facile que d’invoquer la magie de ton épée.
Richard eut le sentiment, étrange et dérangeant, de savoir de quoi elle parlait. Bien que les mots lui semblent étranges, il les comprenait, parce qu’ils décrivaient un phénomène qui lui était familier – et pourtant étranger…
— Donc, vous voulez que je reste assis, les yeux fermés, en quête de la paix intérieure ?
— Oui. (Verna resserra autour d’elle les pans de son manteau.) Tu peux commencer.
— Très bien…
Dès qu’il baissa les paupières, Richard eut l’impression que ses pensées s’éparpillaient dans toutes les directions. Il tenta de se concentrer sur un mot, ou sur une image, et un nom lui vint aussitôt à l’esprit. Kahlan ! Le laissant d’abord déferler en lui comme une douce tempête, il se ravisa très vite. Haïssant la magie, il refusait de l’associer à la femme qui était – avait été – la meilleure part de sa vie. De plus, penser à elle ravivait le chagrin de l’avoir aimée assez pour lui donner ce qu’elle demandait : être débarrassée de lui !
Il essaya des mots et des objets très simples, mais aucun ne retint son attention. Vidant son esprit, il respira plus lentement, à la recherche de la paix intérieure. Ou plus exactement du lieu paisible, en lui, où il se réfugiait toujours quand il voulait réfléchir. Dans cette quiétude-là, il tenta d’invoquer l’image qui lui servirait de focus. Elle s’imposa aussitôt à son esprit.
L’Épée de Vérité.
L’arme étant déjà liée à la magie, il ne risquait pas de la souiller. Par sa simplicité même, l’image d’une épée ne pourrait pas le distraire. L’affaire était entendue ! Il avait trouvé son focus.
Il imagina l’épée flottant dans le vide sur un fond noir et vérifia les détails qu’il connaissait si bien : la lame polie, la garde aux quillons orientés vers le bas, la poignée où des fils d’argent et d’or dessinaient les six lettres du mot Vérité…
Alors qu’il gravait cette image dans son esprit, quelque chose s’opposa à lui. Pas l’épée elle-même, mais le fond noir. Autour de ce cadre, une bordure blanche se dessinait, transformant ce qu’il voyait d’une manière qui lui rappela un souvenir récent. Il sut vite de quoi il s’agissait.
« … Enfin, vider son esprit et se concentrer sur l’image d’un fond blanc avec un carré noir au centre. » Une des instructions du Grimoire des Ombres Recensées, le livre qu’il avait mémorisé dans sa jeunesse… Ce passage expliquait comment retirer le camouflage des boîtes d’Orden. Il avait fait une démonstration à Darken Rahl pour lui prouver qu’il connaissait vraiment par cœur le texte. Mais pourquoi cela lui revenait-il en mémoire maintenant ? Sans doute un souvenir parasitaire exhumé par hasard, décida-t-il…
Après tout, c’était un fond convenable pour l’image de l’épée. Et puisqu’il tentait d’utiliser la magie, que cette référence se soit imposée à lui semblait logique. Et si son esprit voulait qu’il en soit ainsi, pourquoi l’aurait-il contrarié ? Dès qu’il eut pris sa décision, l’image de l’épée sur fond de carré noir entouré de blanc se précisa et se stabilisa.
Richard se concentra. Après quelques minutes, quelque chose se passa. L’épée, le carré noir et le cadre blanc se brouillèrent comme s’il les voyait à travers une colonne de vapeur. L’arme devînt peu à peu transparente puis disparut. Le fond suivit vite le même chemin, cédant la place à l’image d’un lieu qu’il connaissait.
Le Jardin de la Vie, au Palais du Peuple.
Richard trouva étrange, et un peu agaçant, de ne pas pouvoir tenir sa concentration plus longtemps. Mais le souvenir de l’endroit où il avait tué Darken Rahl – encore très fort – était tout naturellement revenu à la surface de son esprit.
Il allait invoquer de nouveau la représentation de l’épée quand il sentit une odeur de chair brûlée qui lui agressa les narines et lui retourna l’estomac.
Il étudia l’image du Jardin de la Vie, comme s’il le voyait à travers une vitre sale. Des cadavres gisaient partout : au pied des murs, à demi cachés dans les fourrés ou étendus sur l’herbe, tous horriblement brûlés. Certains serraient encore des épées ou des haches de guerre dans leurs poings carbonisés. D’autres avaient lâché leurs armes, qui reposaient près d’eux.
L’angoisse serra le cœur de Richard.
Il aperçut, de dos, la silhouette blanche campée devant l’autel de pierre où trônaient les trois boîtes d’Orden. Une était ouverte, comme dans le souvenir du jeune homme.
L’homme en robe blanche se retourna. Darken Rahl chercha le regard de son fils et un sourire apparut sur ses lèvres. Richard eut l’impression d’être aspiré vers ce visage radieux.
Darken Rahl porta une main à sa bouche et s’humecta le bout des doigts.
— Richard, susurra-t-il, je t’attends. Viens, et regarde-moi déchirer le voile.
Le souffle coupé, le Sourcier rappela à lui L’image de l’épée, qui s’abattit sur celle du Jardin de la Vie comme un volet claque sur une fenêtre. Il s’accrocha à cette vision, où manquait le fond, et s’efforça de recommencer à respirer.
Cette scène était le produit de son imagination, se dit-il. Un cauchemar né de l’épuisement et du chagrin que lui avait fait Kahlan. Il ne pouvait pas s’agir d’autre chose. Impossible ! Pour croire à cette vision, il aurait fallu qu’il soit fou…
Ouvrant les yeux, il vit que Verna le regardait fixement, gros soupir – d’insatisfaction, crut-il deviner.
— Désolé, mais il ne s’est rien passé…
— Ne te décourage pas, Richard. Je m’y attendais. Il faut longtemps pour apprendre à toucher le Han. Le moment venu, tu y arriveras. N’essaie surtout pas d’accélérer les choses. Ça ne serra rien, car c’est la paix intérieure qui conduit vers le Han, pas la volonté consciente. Et tu as travaille assez ! pour aujourd’hui…
— Quelques minutes ? Et cela suffit, selon vous ?
— Tu es resté immobile, les yeux fermés, pendant plus d’une heure…
Richard regarda le ciel, où le soleil semblait avoir bondi vers l’ouest. Plus d’une heure… Incroyable ! Et effrayant…
— Tu as eu l’impression que c’était très court ? demanda Verna.
Richard se leva. Il n’aimait pas du tout l’expression de la sœur.
— Je n’en sais rien… Enfin… hum… je n’ai pas fait très attention. Mais tout bien pesé, ce devait être une heure…
Sur ce mensonge, Richard commença à rassembler ses affaires. Plus il réfléchissait à sa vision, plus elle lui semblait irréelle. Comme un rêve, quand on vient de se réveiller, les images déjà à demi dissipées. Quel idiot il était d’avoir eu aussi peur d’un simple cauchemar !
Mais il n’avait pas dormi… Pouvait-on rêver alors qu’on était réveillé ?
Était-il sûr de ne pas avoir somnolé ? Dans son état de fatigue, il avait pu sombrer dans l’inconscience. Souvent, pour s’endormir, il se concentrait sur une idée ou une image jusqu’à ce que son esprit parte à la dérive. Cela expliquait aussi pourquoi le temps lui avait paru passer si vite…
Richard soupira de soulagement. Il se sentait stupide, mais franchement rassuré. Un banal cauchemar…
Quand il se tourna vers elle, il s’aperçut que Verna ne l’avait pas quitté des yeux.
— Veux-tu te raser, à présent que je t’ai prouvé mon désir de t’aider ?
— Je vous l’ai dit : les prisonniers laissent pousser leur barbe.
— Tu n’es pas prisonnier…
Richard fourra sa couverture dans son sac.
— Vous allez m’enlever le collier ?
— Non. Seulement quand le moment sera venu…
— Puis-je aller où je veux sans vous ?
— Non ! Tu dois venir avec moi.
— Et si j’essaie de vous fausser compagnie ?
— Je t’en empêcherai, et tu n’aimeras pas du tout ça.
— Ça correspond en tout point à ma définition d’un prisonnier. Donc, je ne me raserai pas.
Les chevaux hennirent gentiment quand il approcha d’eux, les oreilles tendues vers lui. Verna observa la scène avec méfiance, et plissa les yeux quand il leur rendit leur salut en leur flattant l’encolure. Ressortant ses brosses, il les étrilla de nouveau et s’attarda surtout sur leurs dos.
— Pourquoi fais-tu ça ? demanda Verna. Tu tes occupé d’eux hier soir.
— Les chevaux aiment se rouler dans la poussière, ma sœur. Imaginez qu’il reste quelque chose sur leurs dos, à l’endroit où on pose la selle. Vous avez déjà tenté de marcher avec un caillou dans votre botte ? Eh bien, c’est la même chose, en dix fois pire ! S’ils se blessent, nous serons obligés de marcher à pied. Alors, mieux vaut prévenir que guérir. À propos, comment s’appellent ces chevaux ?
— Ils n’ont pas de nom, lâcha Verna, étonnée. Pourquoi baptiser des animaux sans cervelle ?
Richard désigna la monture de la sœur.
— Le vôtre non plus n’a pas de nom ?
— Il ne m’appartient pas. Ces bêtes sont la propriété des sœurs de la Lumière. Je monte celle qui est disponible. Jusqu’à hier, je voyageais sur celle que tu chevauches à présent. Mais ça ne fait aucune différence pour moi.
— Eh bien, à partir de maintenant, ces chevaux auront des noms, pour que les choses soient plus simples. Le vôtre s’appellera Jessup, le mien Bonnie, et l’autre jument sera Géraldine.
— Jessup, Bonnie et Géraldine… Voilà qui semble tout droit sorti des Aventures de Bonnie Day…
— Ravi d’apprendre que vous ne lisez pas que des prophéties, sœur Verna !
— Comme je te l’ai déjà dit, nos sujets sont en principe très jeunes. Un des gamins avait le roman dont nous parlons. Je l’ai lu pour savoir si ça convenait à un enfant. Et si le message moral était bon. À mon avis, c’est l’histoire grotesque de trois individus qui n’auraient jamais eu d’ennuis si l’un d’eux avait possédé un minimum de matière grise.
— Des noms parfaits pour des « animaux sans cervelle », donc…, fit Richard avec un petit sourire.
— Un livre sans aucune valeur intellectuelle… Je l’ai brûlé !
Le sourire du jeune homme manqua s’effacer, mais il se força à continuer de l’afficher.
— Mon père… Enfin, George Cypher, l’homme qui m’a élevé, voyageait beaucoup. Un jour, il m’a rapporté les Aventures de Bonnie Day pour que j’apprenne à lire. C’était mon premier livre. Je l’ai lu et relu. Chaque fois, j’éprouvais du plaisir et cela me forçait à réfléchir. Je pense aussi que les trois personnages font beaucoup de bêtises, et j’ai toujours pris garde de ne pas commettre les mêmes. Ce roman vous a paru idiot, pourtant il ma appris beaucoup de choses. En particulier, à réfléchir. Mais ce n’est peut-être pas qualité que vous prisez chez vos élèves…
Il se détourna et commença à préparer les selles et les harnais.
— Mon vrai père, Darken Rahl, est venu chez moi, l’automne dernier. Il voulait m’ouvrir le ventre et lire dans mes entrailles les réponses à ses questions ; Comme il l’a fait à George Cypher. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Je n’étais pas là, un coup de chance. En m’attendant, il a déchiré tous mes livres, dont celui-là. Sans doute parce qu’il ne voulait pas non plus que j’apprenne des choses et que je réfléchisse.
Verna ne dit rien, mais le regarda fixement détacher les brides des mors.
— Je ne donnerai pas de nom à un cheval…, souffla-t-elle enfin.
Richard jeta les mors sur le sol, à un endroit piétiné par les chevaux.
— Vous changerez d’avis un jour, ma sœur, dit-il.
Verna approcha de lui et désigna les mors.
— Que fais-tu ? Pourquoi as-tu détaché les rênes ? Et les mors, pourquoi…
Elle s’interrompit quand Richard dégaina l’Épée de Vérité, dont la note cristalline retentit dans l’air.
Aussitôt, la colère de l’arme déferla en lui.
— Je vais les détruire, ma sœur !
Avant que Verna ait pu esquisser un geste, il abattit la lame, fendant net les trois mors qui volèrent en éclats.
— Tu es fou ! cria la sœur. Nous en avions besoin pour diriger les chevaux !
— Ces mors à cuiller sont des instruments de torture. Je refuse qu’on les utilise.
— Des instruments de torture ? Pour des bêtes stupides ? Il faut les mater !
— Des bêtes… murmura Richard en rengainant son arme. (Il mit son licou à Bonnie et attacha les rênes aux anneaux latéraux.) Il n’y a pas besoin d’un mors pour diriger un cheval. Je vous montrerai. Comme ça, Bonnie et ses amis pourront manger en voyageant et ils seront plus heureux.
— C’est dangereux ! Les mors à cuiller permettent de dominer une bête rétive.
— Avec les chevaux, ma sœur, il en va souvent comme avec les gens : on reçoit en fonction de ce qu’on a donné…
— Sans mors, il est impossible de diriger un cheval !
— Absurde ! Un bon cavalier se sert de ses jambes et de son corps. Il faut simplement apprendre au cheval à reconnaître ces signaux.
— C’est idiot, et dangereux ! Nous traversons des territoires hostiles. En cas d’attaque, s’il est effrayé, l’animal peut s’emballer. Sans mors à cuiller, comment l’arrêter ?
— Parfois, ma sœur, dit Richard en se tournant vers la femme, on obtient l’inverse de ce qu’on voulait. Si nous sommes attaqués, ou dans une situation délicate, et que vous tirez trop fort sur les rênes – par anxiété – vous risquez de déchirer la bouche du cheval. Alors, sa peur, sa douleur et sa colère seront si fortes qu’il ne comprendra plus rien, à part que vous lui faites mal chaque fois que vous tirez sur les rênes. Sa seule solution sera de vous désarçonner !
» Effrayé, il se cabrera ou s’emballera. Mais s’il est furieux, un cheval peut faire bien pire que ça. Ainsi, au lieu de vous protéger, utiliser un mors à cuiller vous aura mise en danger. Si nous traversons une ville ou un village, je vous permettrai d’acheter un mors articulé. Mais plus d’instruments de torture tant que je serai avec vous !
Verna prit une grande inspiration et croisa les bras.
— Richard, sans mors, nous ne pourrons pas diriger ces chevaux. C’est aussi simple que ça.
— Faux ! Je vous montrerai… La pire mésaventure possible, c’est que le cheval s’emballe, et qu’il vous faille pas mal de temps pour l’arrêter. Mais on y arrive toujours. Avec votre méthode, le cavalier et la monture risquent d’être tués.
Il se tourna et natta l’encolure de Bonnie.
— La première étape, c’est de devenir l’ami de son cheval. Il doit savoir que vous ne fui ferez pas de mal et que vous le protégerez le cas échéant. Dans ce cas, il vous obéira aveuglément… Obtenir ce résultat est incroyablement facile ; il suffit d’un peu de respect et de gentillesse, alliés à une main ferme. Le nom est important, car il permet à l’animal de savoir quand vous vous adressez à lui…
À la grande satisfaction de Bonnie, il la caressa un peu plus fort.
— Tu aimes ça, ma fille ? Tu es une très bonne jument, c’est sûr ! (Il jeta un regard en coin à Verna.) Jessup adore qu’on le gratte sous le menton. Allez-y, pour lui montrer que vous voulez être son amie. (Il sourit froidement.) Que vous aimiez ça ou non, ma sœur, nous n’avons plus de mors. Il faut vous y faire…
Verna le foudroya du regard, puis décroisa le bras et s’approcha du hongre. Tendant une main, elle le gratta sans conviction sous le menton.
— Bon garçon…, lâcha-t-elle sans conviction.
— Vous jugez les chevaux stupides parce qu’ils ne comprennent pas vos paroles, dit Richard. Mais ils sont sensibles au ton d’une voix. Si vous voulez qu’il vous croie, forcez-vous un peu !
— Stupide animal borné et idiot…, dit Verna dune voix sirupeuse. (Puis elle se tourna vers Richard.) Ça te va ?
— Tant que vous êtes gentille avec lui… Mais les chevaux ne sont pas aussi bêtes que vous le pensez. Regardez sa posture : il ne vous fait pas confiance. À partir de cet instant, je vous confie Jessup. Il doit dépendre de vous et se fier à vous. Je m’occuperai de Bonnie et de Géraldine. Tous les soirs et tous les matins, vous étrillerez Jessup.
— Moi ? C’est hors de question ! Je commande, et c’est toi qui le feras !
— Le commandement n’a rien à voir dans l’affaire. Les soins tissent un lien entre un cheval et son cavalier. Ne m’obligez pas à me répéter : les mors détruits, vous n’avez pas le choix. Pour votre sécurité, vous devez m’obéir. (Il lui tendit un jeu de rênes.) Mettez son licou à Jessup et attachez les brides aux anneaux latéraux…
Pendant que Verna s’exécutait, Richard coupa en petits morceaux le reste de peau de melon.
— Parlez-lui, ma sœur ! Appelez-le par son nom et montrez lui que vous l’aimez. Ce que vous dites n’a pas d’importance, mais concentrez-vous sur te ton. Si vous n’y arrivez pas, faites un effort d’imagination. Dites vous que c’est un de vos petits garçons…
Verna le foudroya du regard et se remit à l’ouvrage. Elle parla doucement, pour que Richard ne comprenne pas ce qu’elle disait, mais le ton convenait. Quand elle en eut fini avec le licou et les rênes, il lui tendit quelques morceaux de peau de melon.
— Les chevaux adorent ça. Nourrissez-le en le complimentant. L’idée est qu’il trouve agréable de porter un licou et des rênes. Faites-lui comprendre qu’il n’a plus à craindre le mors qui le torturait.
— Torturait…, marmonna Verna.
— Ma sœur, il n’y a pas besoin de le maltraiter pour le convaincre de vous obéir. Bien au contraire ! Soyez ferme mais gentille. Il faut le séduire à grand renfort de compréhension et de tendresse, même si elles ne sont pas sincères. Pas le contraindre par la force !
Le sourire de Richard disparut quand il se pencha sur la sœur et ajouta :
— Vous y arriverez, parce que vous êtes douée pour ça. Traitez-le… comme vous me traitez.
— Richard, j’ai juré sur ma vie de te ramener au Palais des Prophètes. Quand elles te verront, j’ai peur que les autres me pendent haut et court pour me récompenser d’avoir accompli ma mission. (Elle se détourna et nourrit Jessup en lui flattant l’encolure.) Gentil garçon… Ça te plaît, mon petit Jessup ? Quel bon garçon, vraiment…
Une voix à faire fondre une banquise ! Le cheval était conquis, mais pas Richard. Il se méfiait de la sœur, une experte en matière d’hypocrisie, et il entendait qu’elle le sache. Les gens qui pensaient l’abuser facilement lui tapaient sur les nerfs. Il se demanda si elle changerait d’attitude, à présent qu’il lui avait fait comprendre qu’il n’était pas dupe de son petit jeu.
Selon Kahlan, Verna avait de puissants pouvoirs. Il ignorait jusqu’où ils allaient, mais il avait senti la Toile qu’elle avait jetée sur lui dans la maison des esprits. Et les flammes qu’elle avait invoquées… La veille, elle aurait pu allumer un feu par la pensée, si elle avait voulu. Bref, si l’envie lui en prenait, le briser en deux avec son Han serait un jeu d’enfant pour elle.
Elle tentait de l’apprivoiser, pour qu’il s’habitue à lui obéir sans réfléchir. Comme on dresse un cheval… ou plutôt une « bête », ainsi qu’elle le disait. Et il doutait qu’elle ait plus de respect pour lui que pour Jessup.
En guise de mors, elle avait le Rada’Han. Et c’était bien pire. Mais il s’en débarrasserait tôt ou tard. Même si Kahlan ne voulait plus de lui, il recouvrerait sa liberté.
Tandis que Verna faisait ami-ami avec Jessup, il entreprit de seller les autres chevaux.
— Combien de temps durera notre voyage ? demanda-t-il.
— Le Palais des Prophètes est très loin d’ici, au sud-est. Un chemin long et périlleux.
— Parfait… J’aurai tout le temps de vous apprendre à diriger Jessup sans l’aide d’un mors. Ce sera moins dur que vous le pensez. Il imitera Bonnie, car c’est la dominante.
— Le mâle domine chez ces animaux.
— Les juments sont au sommet de la hiérarchie. Les mères forment et protègent les poulains, et leur influence dure toute la vie des mâles. Aucun étalon n’oserait tenir tête à une jument. Si elle le juge indésirable, elle le chasse de la horde, un cheval peut éloigner un prédateur, mais une jument le traquera et le tuera. Bonnie est la femelle dominante. Géraldine et Jessup calqueront leur comportement sur le sien. Je chevaucherai en tête. Suivez-moi, et vous n’aurez rien à craindre.
Verna vérifia que les harnais étaient bien serrés, puis elle monta en selle.
— La poutre, dans le hall central. C’est la plus haute. Tout le monde pourra voir…
— De quoi parlez-vous ?
— La poutre, dans le hall central… C’est probablement là qu’on me pendra.
Richard sauta aussi en selle.
— À vous de choisir, ma sœur. Rien ne vous oblige à m’amener là-bas.
— Hélas, si… (Elle regarda le Sourcier avec une gentillesse très convaincante, bien qu’un peu forcée.) Richard, mon seul désir est de t’aider. Et d’être ton amie. Je crois que tu en as bien besoin, en ce moment.
— C’est très gentil à vous, ma sœur, mais je dois refuser votre proposition. Vous êtes trop prompte à planter un couteau dans le dos de vos amis. Avez-vous souffert de devoir exécuter Elizabeth ? J’ai peur que non. Je ne vous offrirai pas mon amitié, ma sœur. Et j’éviterai de vous tourner le dos.
» Si vous êtes sincère, je vous conseille de m’en convaincre avant que j’exige une preuve. Quand l’heure sonnera, vous n’aurez qu’une chance, et les demi-mesures ne seront pas de mise. On est avec quelqu’un ou contre quelqu’un, c’est tout. On ne met pas un collier à un ami et on ne le garde pas prisonnier. Je veux me débarrasser du Rada’Han. Quand je déciderai que le moment est venu, mes véritables amis m’aideront. Tous les autres seront mes ennemis et ils le paieront de leur vie.
— La poutre du hall central…, souffla Verna en faisant avancer Jessup. C’est une certitude !